Les sociétés amérindiennes conçoivent et vivent la Création comme un ensemble complexe en équilibre précaire, comprenant des parties visibles et d’autres invisibles qui, toutes, sont dans un rapport d’interelation et d’interdépendance. La morale qui permet et organise le vivant le définit, selon l’expression des Indiens Ojibwé, comme un ensemble “beau, ordonné et harmonique”. Dans ce cadre, le mythe met en scène l’être humain comme un “trouble-fête”. Entre un idéal inaccessible en ce monde -celui de la “Terre sans mal” des Tupi- Guarani - et les contraintes du vivant, le chaman, véritable clé de voûte de l’édifice, grâce à un savoir puisé à toutes les sources - des natures humaines et non-humaines -, et par un va-et-vient constant entre ces “mondes” que la pensée rationnelle distingue comme “réels” et “imaginaires”, apparaît, de façon holistique, comme le seul agent de régulation d’un système constamment menacé par le chaos.
Des sociétés de rêve : natures, savoirs et savoir-vivre des sociétés chamaniques
https://books.openedition.org/irdeditions/7214?lang=fr
L'ethnologue Jean Servier écrit, de façon cursive : "Le mythe primordial est, dans les sociétés traditionnelles, la seule histoire digne d'intérêt"1 . La pensée historico-mythique2 des Indiens Ojibwé semble bien lui donner raison tant dans le récit qu'ils font de la création du monde l'essentiel est dit, le mythe instituant les principes d'un véritable code moral lui même fondement d'un mode d'être et de penser éminemment "religieux"3 . Les Ojibwé de la région des Grands Lacs racontent4 en substance que le Grand Esprit, Kitche Manitu, reçoit la vision -le rêve- d'un monde "beau, ordonné et harmonique" ; ce monde, le monde ojibwé5 fait de bois, de lacs, de rivières, etc., il ressent le besoin de le matérialiser. Il crée donc les éléments, les corps célestes, les paysages avec les végétaux, les animaux et enfin l'être humain, "le plus démuni par ses aptitudes physiques"6, mais doué du pouvoir de rêver.
2Ainsi le monde n'est-t-il pas une création ex nihilo par un Dieu situé au-dessus des hommes, mais la matérialisation d'une vision reçue ; il n'y a ni créature ni créateur et la création est un phénomène permanent qui s'inscrit dans un "espace-temps" circulaire. Les implications de cette façon de penser et de voir les choses ne sont pas négligeables, nous le constaterons.
3Après quelques essais ratés qui marquent déjà les limites du rêve de Kitche Manitu - et qui se traduiront par plusieurs catastrophes annulant les premières créations, la dernière correspondant au mythème du Déluge7-, l'état initial du monde est bien celui d'un "paradis terrestre" aussi conforme que possible aux voeux du Grand Esprit : "La première année, les êtres animaux nourrirent et assistèrent les enfants [...] Pour leurs besoins, ceux-ci dépendaient des soins et de l'attention des animaux. Les ours, les loups, les renards, le cerf et le castor leur apportaient à boire et à manger ; les écureuils, les belettes, les râtons-laveurs et les chats sauvages offraient des jouets et des jeux ; les merles, les moineaux, les mésanges et les plongeons chantaient et dansaient dans les airs ; les papillons, les abeilles et les libellules faisaient sourire les enfants. Tous les êtres animaux se rendaient utiles de quelque façon..."8
4Les Ojibwé confortent ici, pour l'essentiel, cette autre proposition de J. Servier : "Toutes les civilisations traditionnelles sont conscientes d'avoir perdu un "paradis" primordial, toutes se considèrent en état de chute. Les termes du mythe varient d'une civilisation à l'autre mais cependant, quelques traits communs reviennent avec insistance : - l'homme était immortel ; il ne travaillait pas pour se nourrir, les arbres pourvoyaient à sa subsistance ; le ciel était proche de la terre et tous les animaux étaient de pacifiques herbivores obéissant à l'homme"9.
5Il ne semble pas exister, en effet, de sociétés qui ne se réfèrent à un "paradis perdu", un monde idéal, un monde de rêve comme celui dont Kitche Manitu reçut la vision. Mais le mythe nous dit bien aussi
6qu'un tel monde n'est pas possible ici bas, que le vivant ne peut fonctionner que sur des couples d'opposition, sur des dyades : la vie elle-même ne va pas sans la mort10, s'il y a des herbivores il y a des carnivores, la clarté s'oppose nécessairement à l'obscurité, le chaud implique le froid, la douleur le plaisir, mais aussi la fortune l'infortune, la bonté la malveillance, et Dieu, figure du bien, a pour antonyme le Diable, figure du mal. C'est dire que la création du monde, le passage du "rêve" à la "réalité"11 - la dynamisation de l'imaginaire - est celui de l'unité à la diversité ; il est une perte d'adéquation avec le sens initial qui n'existe qu'au-delà du vivant, du relatif...
7Il y a plus grave, s'il est dans la nature des plantes, des animaux et des autres créatures de suivre spontanément les "lois naturelles" -qui ne sont rien d'autre que les règles régissant le vivant, nous le verrons-, le mythe met en scène l'être humain, dans cette symphonie songée, désirée et écrite par le Créateur, sous les traits de l'ap prenti-sorcier, comme un fauteur de troubles. Si la création du monde, la vie tout simplement, impliquent des écarts différentiels, si le rêve d'un monde n'est pas le monde, dans le mythe ojibwé l'être humain n'en fait qu'à sa tête, il n'écoute pas les conseils du Grand Esprit et semble s'ingénier à élargir la béance entre nous et le monde, à creuser le gouffre qui le sépare, de par sa nature, des autres créatures et des autres éléments de la Création. L'ethnologue ojibwé Basil Johnston, dans sa relation du mythe dont nous avons donné la substance, nous raconte comment les êtres humains se sont aliénés les animaux, ses "frères", pourquoi ceux-ci, fâchés qu'ils les aient réduits en esclavage, et après un procès en bonne et due forme, ont décidé de les abandonner, rendant nécessaire la traque, la transformation de certains animaux en gibier ; le mythe donne les raisons pour lesquelles les sociétés et les langues humaines se sont dispersées, différenciées, il montre comment les humains ont perdu l'immortalité, et pourquoi finalement le monde a été livré au mal, Dieu l'ayant quitté pour un meilleur, plus conforme à son rêve...
8Le modèle idéal, malgré les efforts du Créateur, n'est donc pas réalisable en ce monde, il y a comme une nécessité d'un deuxième repère, d'un "au-delà", qui ne soit pas l'être humain ou le monde créé, trop limités, trop "réglés" pour fixer les amers qui nous permettent de naviguer ici-bas. L'idée de "Dieu" est connexe et complémentaire de celle d'un "paradis perdu", elle est de la même façon, nécessaire. Toutefois, si, parce que la Vie impose des limites - qui la définissent -, et parce que les êtres humains utilisent mal leur pouvoir, qu'ils s'aliènent le reste de la création au lieu de s'y intégrer - c'est la leçon principale du mythe -, le "paradis" n'est pas de ce monde, il reste possible, et même moralement nécessaire, de créer un monde agréable à vivre pourvu que soit assuré un minimum, un minimum lui aussi nécessaire, "d'ordre", "d'harmonie" et de "beauté". Et c'est sur ce point que la morale ojibwé, définie par ce triple critère - et qui est partagée, semble-t-il, par tous les peuples traditionnels -, s'oppose aux idéaux d'une société industrielle fondée sur le principe d'une domination par l'homme de la nature au sens commun du terme, mais aussi, nous allons le voir, de la nature humaine.
9Les Ojibwé distinguent :
- les Lois premières qui règlent le mouvement des corps cosmiques, l'arrivée et le départ des saisons, la croissance et la décroissance de la lumière et de l'obscurité, l'activité de la pierre, du feu, de l'eau et du vent. Ce sont les lois de la Nature et l'être humain, comme les autres créatures, doit s'y conformer ;
- les Lois secondaires, dépendantes des premières, qui régissent les comportements des êtres humains et des autres êtres vivants. Des choix sont ici possibles pourvu qu'ils soient compatibles avec les Lois premières.
10B. Johnston, dont nous suivons ici la présentation, ajoute que toute vie est organisée selon un cycle "naissance-croissance-déclin", et, "qu'un principe d'harmonie régissait les opérations des lois primaires et secondaires"12. Bien sûr, les êtres humains n'échappent pas aux règles générales : "Les hommes étaient dépendants pour leur bien-être de l'harmonie du fonctionnement des lois primaires et secondaires, et de la nécessité, pour les corps cosmiques et les êtres, de demeurer dans la sphère propre assignée à chacun d'eux. Et, bien que les saisons, les jours et les nuits aient tendu vers l'équilibre, il y avait des moments où les hivers étaient trop longs et les jours trop froids. Il arrivait que la pluie soit trop abondante et détruise toute chose ; quand le soleil chauffait trop fort et brûlait tout13 ; quand intervenaient des variations climatiques excessives, la naissance, la croissance et la maturité des plantes et des animaux, étaient retardées, perturbées, voire même empêchées. Sur de tels changements, l'homme n'avait aucun contrôle ; il devait supporter et faire en sorte de s'adapter à ces changements"14.
11Ainsi voyons nous se dessiner une éthique de vie basée sur la prise en compte du fait que les êtres humains ne constituent qu'une espèce vivante parmi d'autres et que, comme pour les autres, la condition de la survie est une philosophie et un mode de vie - un mode d'être et de penser - basé, consciemment ou non, sur le souci de tendre vers et de préserver un triple équilibre :
- équilibre des relations qu'entretiennent les êtres humains, individuellement et en tant que membres de communautés, avec le reste du monde, non-humain, visible et invisible, conscient et inconscient ;
- équilibre des relations qu'entretiennent les êtres humains entre eux, aux niveaux intra- et intercommunautaires ;
- équilibre que la part consciente de l'individu entretient avec la part inconsciente.
12Au fond, il ne s'agit pas d'autre chose que de respecter le principe d'homéostasie15 qui gouverne le vivant, et il n'y a rien de contradictoire entre ces "lois" définies par les Ojibwé et les lois élaborées par la science occidentale. Jean Malaurie, géologue et anthropologue, a pu montrer que la société inuit, s'inscrivant aussi harmonieusement que possible dans un biotope particulièrement contraignant, fonctionnait de la même façon que les systèmes physiques opérant dans l'Arctique : "Toute l'histoire de la société esquimaude de Thulé, comme programmée génétiquement, a traduit durant une dizaine de siècles une aspiration à maintenir l'équilibre ancien d'un système anarcho-communaliste de société sans classe. Défini pragmatiquement, c'est un véritable écosystème16 qui rappelle, de manière frappante, celui des pierres (en particulier lors de leur fragmentation) et très notamment celui des éboulis que j'ai longuement étudiés dans leur équilibre instable. Dans ces régions de contrainte où l'homme social procède de la nature, les systèmes d'organisation, les structures d'ordre paraissent comme assez proches des grands systèmes physiques".17
13Et Claude Lévi-Strauss lui-même étaye la proposition - ce que j'appelle la "théorie des trois équilibres" -, lorsqu'il écrit : "Jusqu'à présent, j'ai seulement envisagé les facteurs d'équilibre interne, d'ordre tout à la fois démographique et sociologique. A quoi il faut ajouter ces vastes systèmes de rites et de croyances qui peuvent nous apparaître comme des superstitions ridicules, mais qui ont pour effet de conserver le groupe humain en équilibre avec le milieu naturel. Qu'une plante soit tenue pour un être respectable qu'on ne cueille pas sans motif légitime, et sans avoir au préalable apaisé son esprit par des offrandes ; que les animaux qu'on chasse pour se nourrir soient placés, selon l'espèce, sous la protection d'autant de maîtres surnaturels qui punissent les chasseurs coupables d'abus en raison de prélèvements excessifs ou parce qu'ils n'épargnent pas les femelles et les jeunes ; que règne, enfin, l'idée que les hommes, les animaux et les plantes disposent d'un capital commun de vie, de sorte que tout abus commis aux dépens d'une espèce se traduit nécessairement, dans la philosophie indigène, par une diminution de l'espérance de vie des hommes eux-mêmes, ce sont là autant de témoignages peut-être naïfs, mais combien efficaces, d'un humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même, mais fait à l'homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu'il s'en institue le maître et le saccage, sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui".18
14Le mode d'être, de penser et d'agir des Ojibwé correspond clairement au modèle ainsi défini par l'ethnologue. De nombreux interdits ou prescriptions réglementaient, dans cette culture, les rapports entre les êtres humains et le milieu naturel. L'ethnologue canadien Diamond Jenness en dresse une longue liste dans son ouvrage sur les Ojibwé de Parry Island19; il était, par exemple, interdit de tuer des femelles gravides, de se montrer cruel avec les animaux, et on peut parler d'une véritable gestion écologique des ressources naturelles basée, non seulement sur la nécessité, mais sur un respect spontané du monde vivant. Il est important de préciser ici que les Ojibwé avaient une définition très large - plus large que la conception occidentale - du vivant, y incluant les mondes minéral, animal, végétal, etc20. Comme les êtres humains, les animaux, les plantes, les éléments (l'eau, le feu...), et même certains objets tel le canot en écorce de bouleau, sont composés de trois parties : un corps physique, wiyo, qui se décompose et finit par disparaître après la mort, une "âme", udjitchog, qui est susceptible de "voyager" dans d'autres mondes, et une "ombre", udjibbom21.
15Comment l'être humain, peut-il contribuer à assurer l'"ordre", l'"harmonie" et la "beauté" du monde quand il incarne précisément celle de toutes les créatures qui en menace le plus les fondements ? Comment apprendre à comprendre le monde, les mondes ?
16Les biologistes et les psychologues ont amplement montré que la dépendance physique22 et affective prolongée de l'être humain par rapport à son milieu familial23 et social - la déficience physique mentionnée dans le mythe ojibwé - est ce qui le contraint, ou lui permet, de développer d'autres facultés, intellectuelles, d'apprendre à raisonner sur les choses, en termes plus philosophiques d'acquérir un "libre-arbitre", et l'oblige à l'exercice de la raison. Si pour certaines cultures, comme celles qui se définissent comme "modernes" ou "post-modernes", cette mise à distance, cet éloignement du regard, est la condition d'émergence d'une pensée rationnelle, scientifique, seule apte à nous faire accéder à la connaissance, pour d'autres, celles que nous appelons "traditionnelles", la perte d'adéquation de l'être humain avec le reste du monde nous éloigne - d'une façon remédiable nous allons le voir - de la divinité, c'est-à-dire de l'élan créateur, de la volonté d'agir, qui seuls donnent du sens à ce qui se pense, à ce qui se dit et à ce qui se fait dans ce monde24. Ces ruptures avec l'environnement humain et non-humain, l'absence de réponse immédiate aux questions qui nous submergent, sont la source de toute angoisse. Encore une fois, les réponses ne peuvent se trouver qu'au-delà d'un monde forcément contingent et limité, conditionné, aliéné, inscrit dans les cadres étroits de l'espace et du temps qui définissent précisément le vivant.
17Si tous les êtres vivants sont des êtres de besoin, l'être humain est aussi, de par sa nature incomplète, un être de désir. Il est plus difficile, semble-t-il, d'harmoniser des désirs que d'accorder des besoins. Et la frustration est aussi source d'angoisse. Il est aisé de montrer qu'il existe, aux niveaux des individus et des communautés, une aspiration universelle à échapper à cette angoisse et à satisfaire ses désirs25 en retournant à l'instant de la vision, avant qu'elle ne prenne forme, avant que le monde soit. Cet état d'avant, ou plus exactement au-delà de la vie, n'est évidemment pas, comme le pensait Freud, la mort26, mais correspond davantage à ce que Jung27 appelait une "pulsion de Nirvâna" qui nous pousse sans discontinuer, à créer du rêve.
18La nature spécifique de l'être humain s'exprime donc dans ce déchirement entre un monde meilleur auquel il ne cesse secrètement d'aspirer, car il est lieu du sens, et la nécessité, instituée en morale et qui l'ancre dans le réel tangible, de préserver autant qu'il est possible l'"ordre", l'"harmonie" et la "beauté" de ce monde. Chez les Ojibwé, le jeune garçon ou la jeune fille doit donc apprendre, de façon très pragmatique, à connaître le monde dans lequel il/elle évolue quotidiennement, mais il doit aussi entretenir praticables les chemins qui mènent à l'inconscient, ou, en d'autres termes, au "monde des esprits", au "pays des morts". Car il est clair, pour les Ojibwé comme pour les autres peuples traditionnels, que la mort nous fait réintégrer l'état de béatitude initial, via le corps de la mère28, au-delà de tout temps et de tout espace définis. Il faut apprivoiser le monde, la nature au sens banal mais aussi son monde intérieur ; connaître la nature de ses désirs et les figures, les manido, qui peuplent les mondes imaginaires, qu'il projette pour mieux les maîtriser...
19"Le rêve est la voie royale vers l'inconscient", disait Freud, mais, dans d'autres langages, ceux des peuples traditionnels, il est aussi la voie express vers les mondes invisibles. C'est bien parce qu'il y a là évidemment une nécessité que Kitche Manitou, après avoir abandonné un monde décidément trop imparfait, a fait don aux êtres humains, si démunis par ailleurs, de la faculté de rêver, pour qu'ils ne restent pas des "exilés de nulle part", selon la formule du poète Hölderlin. Rêver permet de se ressourcer quotidiennement aux lieux du sens et de la perfection, de ne pas errer sans repères, à l'instar de ces pauguk, fantômes à la mode ojibwé, qui, pour avoir commis quelque crime, sont condamnés, après la mort, à vagabonder entre l'ici-bas et l'au-delà, sort éminemment inconfortable on en conviendra... Le rêve, et j'ajouterai le rite, nous permettent de réintégrer, pour nous y retrouver, l'en-deçà du vivant, dans la béatitude du corps maternel et l'union parfaite avec le monde. Le songe suivant, raconté par l'artiste ojibwé Norval Morriseau est plus qu'un fantasme de régression utérine : "Je me rappelle le temps où j'étais dans le corps de ma mère. Le coeur de ma mère était le tonnerre. Quand elle avalait de l'eau, c'était une rivière. Je me sentais comme à l'intérieur d'un wigwam. J'avais ma porte et le ventre de ma mère comme fenêtre. J'étais une femme alors, mais parce que mes pieds étaient tordus et que cela aurait nuit à mon apparence si j'avais été une femme, le Grand Esprit me parla à travers ma mère et il lui dit : 'Red Sky', je te laisserai être un homme plutôt qu'une femme".29
20Chez les Ojibwé, le rôle culturel du rêve est souligné par D. Jenness : "Le Grand Esprit donna aux Indiens le don d'approcher le monde surnaturel et d'obtenir des connaissances et des pouvoirs à travers le rêve, quand le corps sommeille et que l'âme est libérée de tous les problèmes qui l'assaillent quand il veille. En conséquence, l'Ojibwé accorde une grande importance au rêve, et il abandonnait sans hésitation les plus importantes entreprises si quelque rêve ou vision semblait présager l'infortune. Ils tenaient aussi les noms qu'ils donnaient à leurs enfants des rêves, et ils attribuaient à la même source la plupart de leurs connaissances médicales. Un homme, par exemple, rêvait qu'une certaine herbe guérissait les rhumatismes, et il devenait un spécialiste de ce mal, transmettant son remède secret à ses enfants. Le maïs et le tabac furent donnés aux Indiens par des rêves"30.
21On observe dans l'ensemble du monde amérindien une remarquable constance quant à la perception et à l'utilisation culturelles du rêve ; pour nous en tenir aux sociétés algonquiennes du Nord- Est, voici quelques citations extraites de l'ouvrage de Gladys Tantaquidgeon, une ethnologue Mohegan du Connecticut : "The Mohegan regard all dreams as significant. My informants expressed belief in dreams as signs or omens of future events, as did our ancestors. Through dreams one received advice and guidance from those "in the spirit world"31 ; "All dreams are regarded as significant by the Delaware. Some indicate good fortune and long life, while others foretell sickness and death [...] It is customary for the Delaware to learn in dreams names suitable for their children"32 ; "Dreams and their significance form an interesting topic of conversation in the typical Nanticoke household. One informant stated, "Some are born to see sights. If their veil (caul) is saved, they can talk with the dead ; if lost, they will be timed and cannot talk with those in the other world. People who have such power aren't afraid of ghost. A number of Nanticoke rely upon their dreams for advice along various lines"33.
22Partout aussi est mis en avant le caractère prémonitoire du rêve ; il procède d'une conception circulaire du temps et de l'espace qui fait qu'en quelque point du cercle où on se situe, ce qui s'est passé se passera à nouveau et ce qui se passera a un parfum de déjà vu, de déjà vécu. Plus difficile encore à appréhender pour un esprit cartésien, l'idée qu'une expérience abstraite comme le rêve puisse être une voie de connaissance du milieu extérieur, de réalités tangibles. Pourtant la croyance que les vertus médicinales des plantes - qui constituent partout une riche pharmacopée - soient révélées dans des rêves est très fréquente. Les Delaware disent, par exemple, qu'ils ont découvert dans un rêve les propriétés curatives de l'hélianthe du Canada (Heliantherium canadense) utilisé en cataplasme pour soigner les maux de gorge. L'ethnobotaniste E. Barrie Kavash3434 montre qu'une telle approche participe d'une philosophie globale basée sur un principe général d'harmonie : " The American Indian world view generally considered all of life a circle, and within the sacred circle, each person worked to keep things in a balance. Illness often caused, or was caused by, a lack of balance, hence special attention and understanding were necessary to regain one's well-being. Countless generations of searching within North American environments brought the understanding of many kinds of organisms useful to restore this balance [...] Dreaming was a guiding principle in divining sources of wisdom, from organisms and treatments to pathways of ceremonies and religious concepts. Remarkable dimensions of knowledge travel through dream channels".35
23Frances Densmore, dans un travail ancien (1928) mais très complet sur l'usage des plantes chez les Chippewa (Ojibwé), soutient elle aussi l'idée que la croyance en une révélation onirique des vertus médicinales des plantes, pour soutenir les actes, devait être étayée empiriquement : "It must be conceded that the use of plants by the Indians was based upon experiment and study. The indians say that they "received this knowledge in dreams", but the response of the physical organism was the test of a plant as a remedy", et il ajoute : "As the physical organism is the same in both races it should not be a matter of surprise that some of the remedies used by the Indians are found in the pharmacopoeia of the white race"36.
24Ainsi voit-on se dessiner, chez les Amérindiens comme chez les Peuples traditionnels en général, deux grandes voies d'accès au savoir, non opposées mais s'étayant en permanence l'une l'autre. La première, plus intuitive, introspective, est largement canalisée par le rêve et la vision, elle correspond à l'idéal d'une appréhension/compréhension immédiate du monde et à "la nostalgie du paradis perdu". La seconde, plus empirique, plus expérimentale aussi peut-être, s'inspire du monde naturel, surtout des animaux, des plantes, qui suivent spontanément les "Lois naturelles". C'est ainsi que les Ojibwé du lac Nipigon disaient avoir découvert un remède favorisant les accouchements en observant une femelle d'élan gravide37. Comme de nombreuses populations arctiques et subarctiques, les Ojibwé de Parry Island, dans la baie Géorgienne, ceux du lac Nipigon, tiennent l'ours en haute estime : il est "très proche des hommes"38, c'est un "maître à penser", un inspirateur permanent ; ils lui doivent notamment la découverte de baies comestible - dont il est friand - et de centaines de plantes médicinales39 comme la sauge, le baume, la gomme de plusieurs espèces de conifères, etc., susceptibles de guérir le rhume, les morsures de serpent, de soigner la constipation, etc.
25Au bilan, les Amérindiens possédaient une vaste connaissance, précise et classifiée, de leur environnement naturel et ils savaient en tirer le profit maximum. Citant des données de J. R. Caldwell40, l'anthropologue américain Peter Farb écrit : "à l'époque où les explorateurs atteignirent la région des Grands Lacs, les descendants de cette population archaïque, utilisaient deux cents soixante- quinze espèces végétales à titre médical, cent trente pour leur alimentation, trente et une pour des pratiques magiques, ils en fumaient vingt-sept, ils en employaient vingt-cinq comme teintures, dix-huit dans des boissons et comme parfums, et cinquante-deux autres à différents usages".41 Richard A. Yarnell42 analyse 364 espèces végétales utilisées traditionnellement par les Indiens des Grands Lacs, parmi lesquelles de nombreux champignons.43
26James Redsky et Norval Morriseau, tous deux ojibwé, s'accordent à souligner le rôle de l'ours dans la création de la "Grande société de médecine" ou Midewiwin des Ojibwé. C'est l'ours en effet qui, non sans difficulté, traversa les quatre mondes souterrains et, parvenu sur terre, planta au milieu du mide-wigan - la loge cérémonielle du Midewiwin - l'arbre, symbole de la vie éternelle et centre de l'espace rituel44. Le Midewiwin, sans doute la première "société de médecine" du Canada, fut l'une des solutions élaborées par les Indiens des Grands Lacs pour répondre aux multiples agressions liées à la colonisation. Parmi ces agressions la moindre ne fut pas le choc microbien et l'alcool dont on sait qu'ils firent beaucoup plus de morts que les guerres. Des épidémies (variole, maladies pulmonaires, etc.), favorisées par la promiscuité dans les missions religieuses, décimèrent des ethnies entières dès le 17e siècle.
27Le Midewiwin se constitua donc, probablement à la fin du 17e siècle, à Chequamegon - alors "capitale" ojibwé sur la rive méridionale du lac Supérieur - comme une société ésotérique hiérarchisée à but thérapeutique. Cette institution témoigne de la remarquable capacité d'adaptation des sociétés amérindiennes, et ojibwé en particulier. Il s'agissait, en quelque sorte, de contrebalancer les influences délétères étrangères et essentiellement de combattre la maladie ; les hommes et les femmes qui en faisaient partie, les mide (ou mite) formaient un "clergé" dépositaire d'un savoir thérapeutique, de chants rituels, mais ils étaient aussi les garants de la tradition historico-mythique du groupe symbolisée par un coquillage rappelant les origines atlantiques des Ojibwé et inscrite sous la forme de pictogrammes dans des rouleaux d'écorce de bouleau45 : "As the story of the migration became an integral part of the original legend, the mite priesthood, wishing to maintain a written record of the historic trek, traced symbolic "maps" [...] onto birchbark scrolls. Such migration charts were as important to a priest "library" as his song scrolls, medicinal recipes, and ritual instruction charts, for, in joining the Society, the mite became responsible for more than pharmacopoeia and cosmology. As "preserveman" (kanawencikewinini), he was also expected to retain knowledge of the Ojibwa pas"46.
28On accédait à chacun des huit grades de la hiérarchie de la Société après une longue période d'instruction, une initiation donnée par un "ancien" et payée en nature ou, dans la période plus récente, en argent. Ainsi les mide disposaient-ils du pouvoir occulte de soigner en apprenant un répertoire de chants de guérison et en développant une profonde connaissance des vertus thérapeutiques des plantes : " The medicinal use of herbs was handed down for many generations in the Midewiwin, the Grand Medicine Lodge of the Chippewa. It is a teaching of the Midewiwin that every tree, bush, and plant has used, " noted Frances Densmore in 191847, 48.
29Dans un monde devenu hostile, la société du Midewiwin devait assurer aux individus et aux collectivités qu'ils formaient un "bien être", ou du moins un "mieux être", selon les principes pérennes d'une philosophie globale de l'harmonie relationnelle incluant, comme nous l'avons vu, l'ensemble des êtres vivants et du cosmos. Les rites et croyances liés au Midewiwin combinaient des éléments du chamanisme préexistant et d'autres empruntés au christianisme, récupérés et investis d'une nouvelle signification. Le Midewiwin se forma en résistance au Christianisme associé, à juste titre, aux aspects les plus négatifs de la colonisation.49
30Bien sûr, des recours comme le Midewiwin, s'ils ont pris des formes nouvelles, syncrétiques, sont liés à des traits culturels anciens. Les sociétés traditionnelles ménagent toutes des espaces et des temps de liesse et de débordement, de transgression des règles -d'anomie- qui permettent d'accéder, par la musique, la danse, et le recours à des substances psychotropes à ce que les Occidentaux, eux aussi en quête d'ailleurs plus souriants, appellent des "paradis artificiels", comme ceux, par exemple, auxquels permet d'accéder l'usage des champignons hallucinogènes, et, en particulier, pour les Indiens des Grands Lacs, de l'Amanite tue-mouches (Amanita muscaria)50. Un mythe raconte comment un jeune Ojibwé découvrit, au cours d'un voyage fortuit dans l'Autre monde, les vertus psychédéliques du "champignon magique", ainsi que cette ethnie appelle le champignon rouge à points blancs le plus présent dans l'imaginaire occidental51 comme dans de nombreuses autres traditions. Cette découverte fut à l'origine d'un véritable culte avec prêtres et zélateurs.
31S'il existe une correspondance, une équivalence, voire une unité de nature entre tous les éléments, mêmes dissociés, de la Création, il est logique, sinon rationnel, que la vérité d'une partie soit repérable dans une autre partie. Le modèle idéal -idéel pourrait-on dire- du monde étant au-delà de celui dans lequel nous vivons, les solutions aux problèmes qui l'agitent, de quelque nature qu'ils soient, ne peuvent être trouvées que dans cette "terre sans mal", ainsi que les Tupi-Guarani d'Amérique du Sud nomment ce "paradis"52, ou, au moins, dans le monde non-humain.
32Parmi ces "problèmes", ces occasions de disharmonies, de dysfonctionnements, certains sont liés aux mécanismes naturels, d'autres à la vie sociale, d'autres encore sont en relation avec l'évolution psycho-physiologique des êtres humains. Les Ojibwé croient que le nouveau-né est déjà doué de libre-arbitre et qu'il n'a de désir plus vif que de retourner dans le monde des esprits, via le corps de sa mère. Il s'agit donc, dans les premiers temps, de l'intéresser à ce monde, de l'inciter, par les plaisirs qu'il peut offrir, à y rester. Ensuite seulement on lui donnera un nom - nom qui est souvent révélé, nous l'avons vu, dans un rêve - ce qui aura pour effet de l'intégrer durablement dans le vivant et dans le social. Avant que Freud n'en redécouvre la réalité en Occident, les Peuples traditionnels, et particulièrement les Amérindiens, savaient que "la vie est pleine de crises"53 et que la puberté est une étape de la vie particulièrement difficile à franchir. Les transformations, la maturation des fonctions corporelles, s'accompagnent d'une remise en question de l'équilibre psychologique de l'adolescent qui souvent, durant cette période est rêveur, "dans la lune"... C'est aussi à ce moment que doit s'opérer de façon durable le passage d'une domination du "principe de plaisir" au "principe de réalité".
33Dans toutes les sociétés traditionnelles, la puberté masculine et/ou féminine est marquée par des rites qui tendent à mettre à jour et à affirmer la personnalité profonde des individus. Chez la plupart des Indiens d'Amérique du Nord, c'est alors qu'avait lieu la "quête de la vision", que les Sioux appellent hanblechia. Si les enfants étaient encouragés à rêver, la "grande vision" de l'adolescence était un évènement d'une telle importance que les Ojibwé considéraient que : "La première période de la vie, l'enfance et la jeunesse, était une période de préparation et de quête de la vision"54.
34L'adolescent55 partait dans un endroit isolé, (les bois pour les Indiens du Nord, le sommet d'une colline pour les Indiens des Plaines) et jeûnait plusieurs jours jusqu'à ce qu'il reçoive la visite des "esprits". B. Johnston nous informe sur le sens profond de cette quête : "Dans la solitude, il s'efforçait de mettre en accord son corps et son être intérieur, en essayant, en même temps, de s'unir avec la terre, les créatures animales et les êtres végétaux qui se trouvaient sur les lieux de sa vision. Ne faire qu'un avec le monde, ou découvrir le sens de l'unité dans la paix et le silence, n'était pas chose aisée"56.
35Il s'agit de se retrouver, non par une auto-analyse, mais au contraire en renouant avec le reste du monde, en se fondant dans l'environnement. Ceci nous amène à une meilleure connaissance de nous-même mais aussi, dans le même mouvement, du reste de la Création. Pour ces retrouvailles, il faut échapper aux lois biologiques (jeûne) et sociales (réclusion solitaire) qui, nécessaires dans cette vie, nous conditionnent et nous limitent ; il faut substituer une "appréhension-peur" à une "appréhension-compréhension" du monde.
36L'état de déficience physique dû au jeûne favorise l'apparition de visions57 - d'aucuns diraient d'"hallucinations" - qui, pour les peuples traditionnels comme pour les psychanalystes, trahissent nos désirs refoulés et nos pulsions secrètes, et permettent de faire le bilan d'une éducation collective qui doit composer avec des facteurs génétiques plus personnels. Si la visée de l'éducation est de conformer garçons et filles à une "personnalité de base" correspondant à des choix mais aussi, avant tout peut-être, aux impératifs d'un environnement, elle n'évite jamais les phénomènes de déviance et de marginalisation. Ceux-ci sont mis en lumière par la vision et assumés en connaissance de cause par la communauté58.
37La vision oriente la vie de celui qui l'a reçue ; tel qui rêvait, par exemple, des Pawaganak, les "êtres du rêve", était voué à devenir chaman. D'autres visions étaient à l'origine de certains pouvoirs dans la vie adulte, ainsi D. Jenness rapporte ce récit d'un Ojibwé de Parry Island, dans les années 1930, récit qui nous montre aussi que le rêve, la vision, hors de tout espace et de tout temps, peut nous ramener aux débuts de la Création : "J'avais un ami dans la réserve de Shawanaga, un pêcheur et un chasseur merveilleux, qui me révéla avant de mourir qu'il avait acquis ses dons au cours d'un rêve de jeunesse. Il avait rêvé que la terre se trouvait partiellement recouverte d'eau [...] que le pays était plein d'îles mais avec peu d'habitants ; que les animaux, par contre, étaient si nombreux et si apprivoisés qu'ils continuaient à paître, même quand les Indiens s'approchaient tout près d'eux, et que lui-même pouvait se déplacer à très grande vitesse d'un endroit à l'autre"59.
38Mais, si chaque culture élabore une véritable "grammaire du vivant", un code compris de tous et qui permet de mettre de l'ordre dans le monde, d'en parler et de le traiter, il existe une même nécessité d'inventer un système d'interprétation des mondes imaginaires, sous la forme, notamment, d'une "clé des songes", d'une démonologie dont le modèle de base est partout le même : le corps humain et ses fonctions, et qui existent, dans des formes forcément voisines, dans toutes les sociétés humaines. Pour être signifiant et efficient le rêve ne doit pas rester affaire individuelle, il doit avant tout, comme toute manifestation du vivant (culturelle et/ou naturelle) être considéré dans un contexte holistique, qui intéresse l'ensemble du monde humain et non-humain ; il doit être vu, essentiellement, comme un moyen de communication donc de compréhension, compréhension du monde, des autres et de soi-même.
39Ces nécessités en impliquent une autre : celle d'identifier et d'institutionnaliser des spécialistes du "passage" d'un monde à l'autre, des médiateurs, ce qui veut dire aussi des spécialistes du rêve et de la vision, des gens capables de les décrypter, de les interpréter de leur donner du sens : ce sont les chamans.
40D. Jenness rapporte un mythe qui nous dit comment les Ojibwé de Parry Island présentent l'institution du premier chaman. Les Ojibwé ont créé la figure de Nanabush60, le trickster61 fils d'une presque- humaine, Wenonah62, et de l'Esprit du Vent d'Ouest, Epingishmook, à la fois maïeute, démiurge et psychopompe, qui va concilier les inconciliables en créant, non en tant que Dieu, mais en tant qu'intermédiaire entre les natures humaine et divine, un monde aussi "beau, ordonné et harmonique" que possible. Pour parvenir à cette fin, il devra affronter son propre père en un combat homérique qui se soldera par un match nul. Afin de symboliser et de pérenniser cette situation d'équilibre, qu'il est du devoir de tous de préserver, Epingishmook fera don à son fils de la Pipe sacrée, objet- symbole quintessentiel du mode d'être et de penser des Indiens d'Amérique du Nord.
41En lui offrant la Pipe, Epingishmook, qui souffle du Pays des morts (l'Ouest) assure une liaison nécessaire entre le monde des vivants et les autres mondes, invisibles. La Pipe symbolise la fonction chamanique de Nanabush, et de tous les autres chamans. La Pipe est un microcosme qui permet de communiquer avec le reste du monde, humain et non-humain, visible et invisible. Fumer la Pipe assure la réalisation d'un idéal d'équilibre qui s'exprime à plusieurs niveaux. Mais le don d'Epingishmook à son fils Nanabush lui confère aussi un pouvoir/savoir éminemment chamanique qui va lui permettre de mettre "de l'ordre, de l'harmonie et de la beauté" dans la Création, conformément au projet initial du Grand Esprit. Les Ojibwé de Parry Island affirmaient que c'était Nanabush qui avait, par exemple, donné leurs vertus curatives à de nombreuses plantes, permettant aux êtres humains d'atteindre un âge avancé...
42Le Sioux Hehaka Sapa nous explique le symbolisme de la Pipe : "Avec cette Pipe de mystère vous marcherez sur la Terre ; car la Terre est votre Grand-Mère et Mère, et elle est sacrée. Chaque pas qui est fait sur elle devrait être comme une prière. Le fourneau de cette Pipe est de pierre rouge ; il est la Terre. Ce jeune bison qui est gravé dans la pierre, et qui regarde vers le centre, représente les quadrupèdes qui vivent sur votre Mère. Le tuyau de la Pipe est en bois, et ceci représente tout ce qui croît sur la Terre. Et ces douze plumes qui pendent là où le tuyau pénètre dans le fourneau, sont de Wambali Galeshka, l'Aigle Tacheté, et elles représentent l'Aigle et tous les êtres ailés de l'air. Tous ces peuples, et toutes les choses de l'Univers sont rattachés à toi qui fumes la Pipe ; tous envoient leurs voix à Wakan Tanka, le Grand-Esprit. Quand vous priez avec cette Pipe vous priez pour toutes les choses et avec elles"63.
43Cette "philosophie de la Pipe" s'exprime par une véritable éthique de vie. La manipuler, la fumer, est un acte religieux qui unit rassemble et relit tous les éléments de la Création. La Pipe sacrée est fumée pour faire une prière, pour relier l'individu au monde invisible ; elle est fumée pour trouver un accord entre des êtres humains qu'un conflit anime64.
44Ce rituel comme les rituels en général supposent le respect de toutes créatures, le sentiment d'une communion des natures, même si la vie est caractérisée par la diversité. L'officiant qui a qualité de chaman agit à tous les niveaux, humains et non-humains, visibles et invisibles, chaque fois qu'intervient un risque de désordre, dans des domaines aussi divers que le temps qu'il fait, la perte d'objets ou de personnes, un conflit amoureux, et, bien sûr, une maladie psychique ou organique, etc. Il remplit donc les fonctions assumées dans nos sociétés par le médecin -c'est un phytothérapeute expert-, le psychanalyste, le prêtre, le chef politique ou le responsable d'institutions communautaires, etc.
45Conformément aux conceptions et à la philosophie générales, on ne saurait dissocier les fonctionnements de chacune des composantes de la Création, puisque création il y a, et c'est la reconnaissance de ce fait qui est aussi scientifique qu'intuitif, qui justifie la fonction chamanique et en explique les expressions. Le chaman permet à la société d'être écologique (rapport avec l'environnement non-humain), religieuse (rapport avec l'invisible) et humaine (rapports avec les autres êtres humains). Cette triple-fonction correspond aux trois équilibres que toute société humaine doit s'efforcer d'assurer pour garantir l'"ordre", "l'harmonie" et la "beauté" du monde. Idéal de la "bonne mesure", condamnation des excès...
46Le chaman occupe une position-clé indispensable à la bonne marche du monde et de la société. Il incarne et exprime mieux que personne, comme agent et lieu d'un mode d'être et de penser, l'idéal des "trois équilibres" qui caractérise les sociétés amérindiennes. C'est, implicitement, affirmer que toute société traditionnelle - pas seulement les Amérindiens qui ont été notre principale référence ici - connaît et reconnaît des personnages, masculins et/ou féminins, qui ont pour fonction de préserver ces équilibres, ces harmonies de toutes natures, et pour pouvoir celui d'accéder au savoir. La fonction et le pouvoir peuvent être partagés, comme chez les Ojibwé qui distinguent plusieurs (entre deux et quatre) catégories de chamans ayant chacune des attributions et des techniques thérapeutiques propres65, mais partout ils peuvent nous permettre de définir, précisément, les sociétés qui en font une composante active de leur culture comme "traditionnelles". Nous ne pouvons qu'abonder dans le sens de Weston La Barre lorsqu'il écrit : "Le chamanisme dans son essence est à la fois la plus ancienne et la plus nouvelle des religions parce qu'il est la source de facto de toute religion"66.
47Nous avons vu que, dans les sociétés traditionnelles, les sources du savoir sont multiples, certaines sont purement empiriques et elles permettent une profonde connaissance de l'environnement ; d'autres semblent moins irriguées par la raison, comme le fait de s'inspirer de l'animal dans le choix des pratiques alimentaires ou prophylactiques, et puis il y a la place considérable que ces peuples accordent à l'inconscient, au rêve, comme une autre voie de connaissance. Un imaginaire partagé donne naissance au mythe, véritable source d'inspiration dans le quotidien comme dans les activités rituelles qui actualisent ce mythe ; celle-ci semble nous éloigner des critères de la rationnalité et de la scientificité. Le rêve et la "terre sans mal" à laquelle il nous permet d'accéder sont clairement conçus comme le lieu du sens et de la béatitude67, lieu de justification de la croyance, c'est ce qu'écrit, précisément, Werner Müller : "L'Indien, lui non plus, ne se contente pas de la tradition ; comme les autres peuples, il a besoin de la nourrir sans cesse par l'expérience. Celle-ci culmine dans le rêve, et cela dans toute l'Amérique du Nord ; dans tout ce continent, le rêve est le signe ultime et décisif : les rêves sont à l'origine des liturgies ; ils fondent le choix des prêtres et donnent la qualité de chaman ; c'est d'eux que découlent la science médicale [je souligne], le nom qu'on donnera aux enfants et les tabous ; ils ordonnent les guerres, les parties de chasse, les condamnations à mort et l'aide à apporter ; eux seuls pénètrent l'obscurité eschatologique"68.
48Il faut comprendre qu'une telle démarche relève d'une autre conception du temps, d'une autre conception des relations qui unient les êtres humains et les autres créatures qui, pour ne pas répondre aux stricts critères de la rationnalité, n'en sont pas moins d'une remarquable cohérence. Une société cesse précisement d'être "traditionnelle" lorsqu'elle opère une dispersion excessive et sans contrôle des pouvoirs, lorsqu'elle perd sa vision holistique du monde, lorsqu'elle cesse de considérer que tout désordre affectant une composante de la Création, que ce soit sous une forme écocidaire (destruction du milieu naturel), ethnocidaire (destruction de la culture) ou égocidaire (destruction de la personne) concerne nécessairement, si peu que ce soit, l'ensemble de la Création et met en question la pérénnité de la Création
Notes 1 Servier : 333. 2 L'un des propos de cette communication est précisément de montrer que les peuples traditionnels n'opèrent pas strictement la distinction que fait la pensée rationnelle entre "réel" et "imaginaire", ce que reflète cette expression. 3 J'emploie ici ce terme dans son sens étymologique issu du latin relegere, "recueillir, rassembler", et religare, "relier". 4 J'emprunte ces données à l'ouvrage de l'ethnologue ojibwé Basil Johnston : Ojibway Heritage (1976). 5 Les Ojibwé (Ojibwa, Ojibway, Chippewa) constituent le troisième groupe ethnique amérindien en importance numérique en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) après les Navajo du Sud-Ouest et les Cri du Nord. Leur habitat traditionnel inclut la plus grande partie de l'aire des Grands Lacs ainsi qu'une vaste portion de territoire au nord et à l'ouest du lac Supérieur. 6 Johnston : 13. 7 L'espace nous manque ici pour détailler davantage les diverses phases du processus de création. Je renvoie, pour plus de précisions, à l'ouvrage de B. Johnston. 8 Johnston : 16. 9 Servier : 333. 10 Un mythe raconte comment un personnage nommé Ogauns, figure archétypale du chaman, part en quête de l'immortalité et échoue très près du but (Jenness, 1935). 11 Les guillemets sont ici de rigueur puisqu'il s'agit là de données culturellement relatives. 12 Johnston : 139. 13 La première création de Kitche Manitu fut précisément détruite par la chaleur excessive du soleil. 14 Johnston : 139. 15 Selon une définition classique, l'homéostasie est la "faculté qu'ont les êtres vivants de maintenir ou de rétablir certaines constantes physiologiques (concentration du sang et de la lymphe, pression artérielle, etc.) quelles que soient les variations du milieu extérieur" (Dictionnaire Hachette de la Langue française). 16 Rappelons qu'un écosystème est "l'unité structurale élémentaire de la biosphère. Elle est constituée par une partie de l'espace terrestre émergé ou aquatique, qui présente un caractère d'homogénéité au point de vue topographique, microclimatique, botanique, zoologique, hydrologique et géochimique'' (George, 1974 : 144-145). 17 Malaurie, 1985 : 152. 18 Lévi-Strauss, 1983 : 35. 19 Jenness, 1935. 20 Werner Müller, anthropologue allemand spécialiste des Indiens d'Amérique du Nord, écrit à propos des Algonkin en général : "L'attitude religieuse qui fait subsister tous ces rites est la conviction qu'ont les Indiens d'habiter dans un monde qui est une maison où tout est vivant. Pour l'Algonkin, il n'y a rien de mort, tout ce qui l'entoure et que ses sens lui disent être réel, vit" (Krickeberg, Müller... : 242). 21 J'adopte ici l'orthographe proposée par D. Jenness. 22 Voir, par exemple, la "théorie de la foetalisation" de l'anatomiste danois L. Bolk et les commentaires de l'anthropo-psychanalyste hongrois G. Roheim (1967). 23 C'est cette idée que traduit G. Roheim avec le concept d'"unité duelle" (voir : Roheim, 1967). 24 J.-J. Rousseau, comme les romantiques qu'il annonce, allait dans le sens de la pensée traditionnelle en écrivant : "Ce qu'il y a de plus cruel encore, c'est que, tous les progrès de l'espèce humaine l'éloignant sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connaissances, et plus nous nous ôtons les moyens d'acquérir la plus importante de toutes ; et que c'est, en un sens, à force d'étudier l'homme que nous nous sommes mis hors d'état de le connaître" (1968 (1755) : 7). 25 Les philosophies orientales diraient plus volontiers qu'il s'agit d'échapper au désir, mais on peut penser que la réalisation de tous les désirs et l'annulation même du désir. 26 Freud qualifiait cette tendance, de "pulsion de mort" (Freud, 1920). 27 Jung raccorde les images oniriques aux grands thèmes mythiques, les archétypes, et pour lui, ce en quoi il s'oppose à Freud, le rêve révèle bien plus que l'étiologie d'une névrose. 28 Les espaces rituels reproduisent souvent symboliquement le corps de la mère ; c'est particulièrement clair dans la cérémonie de purification de la "loge à sudation" (Sweat lodge) pratiquée par de nombreuses ethnies nord-amérindiennes (voir, par exemple, Lame Deer, 1995). 29 Morriseau : 61. 30 Jenness : 47. 31 Tantaquidgeon : 91. 32 Ibid. : 51. 33 Ibid. : 105. 34 E. Barrie Kavash, a fondé en 1978 un herbier ethnobotanique à l'Institute for American Indian Studies à Washington, Connecticut. 35 Barrie Kavasch : 24. 36 Densmore : 322. 37 Morriseau : 52. 38 Jenness : 24. 39 Voir Morriseau : 55. 40 Caldwell, 1958. 41 Farb : 252-253. 42 Yarnell, 1964. 43 Voir Barrie Kavasch, 1996. 44 Voir Redsky : 102-103. 45 Gerald Vizenor, un ethnologue ojibwé, écrit à ce propos : "The Anishinaabeg drew pictures that reminded them of ideas, visions, and dreams, that were tribal connections to the earth. These song pictures, especially those of the Midewiwin, or the Grand Medicine Society, were incised on the soft inner bark of the birch tree. These birch scrolls of pic- tomyths and sacred songs are taught and understood only by members of the Midewiwin, who believe that music and the knowledge and use of herbal medicine extend life" (Vizenor : 35). 46 Vennum : 760. 47 Densmore : 322. 48 Barrie Kavasch : 66. 49 La soeur Bernard M. Coleman, religieuse et ethnologue, pensait en 1929 que le Midewiwin avait été le principal obstacle au Christianisme, puisque, par exemple, le nouvel initié "était exhorté à ne jamais accepter un seul enseignement des religions des autres races et à ne dévoiler aucun des secrets du Midewiwin" (Coleman : 45). 50 Je renvoie ici pour plus de détails à ce sujet à mon article : Navet, 1988. 51 L'amanite tue-mouche est très présente dans l'imaginaire de Noël, sur les bûches, dans les sapins ; d'Alice au pays des merveilles aux Schtroumpfs, est aussi associée aux lutins, au merveilleux dans les représentations populaires classiques et contemporaines... 52 Voir H. Clastres, 1975. 53 Radin : 213. 54 Johnston : 139. 55 Il semble bien que seuls les garçons étaient concernés par cette "quête", les Amérindiens considèrent généralement que les femmes sont naturellement plus proches des forces naturelles et du "monde des esprits", qu'elles ont par essence - en particulier grâce à leur faculté de donner la vie - une "nature chamanique". 56 Johnston : 125. 57 D. Vazeilles donne une approche scientifique de ce fait culturel : "L'hypoglycémie, la déshydratation, l'hyperactivité, le manque de sommeil, la sur-oxygénation ou l'inverse, l'exposition brutale à des températures extrêmes opposées, la fatigue immense qui en résulte, ont des conséquences sur le système nerveux qui se traduisent par un changement dans la perception de la réalité " (Vazeilles : 50). 58 L'exemple le mieux connu de comportement déviant dans les sociétés amérindiennes est celui de l'inverti-travesti connu sous le terme générique de "berdache" et présent dans de nombreuses ethnies, chacune le désignant d'un terme propre (agokwa chez les Ojibwé, winkte chez les Sioux, etc.).
59 Jenness : 49.
60 On trouve de nombreuses orthographes pour le nom de ce personnage démiurge des Ojibwé : Nanabozho, Nenebush, Nanabush, etc.
61 Le trickster est un personnage omniprésent dans les traditions nord-amérindiennes ; il est l'intermédiaire entre les "esprits" et les êtres humains, animé de tout l'éventail des sentiments humains, avec toutes leurs contradictions, leurs excès, confinant à l'absurde, une folie qui confine à la sagesse et permet une harmonisation du monde et son embellissement.
62 Wenonah est la fille de Nokomis, la "grand-mère" qui est, selon les versions, une figure de la lune.
63 Hehaka Sapa, 1953 : 31-32.
64 La Pipe sacrée était fumée notamment lors de la conclusion de traités entre les autorités coloniales et les ethnies amérindiennes résistantes.
65 C'est ainsi que, selon la classification donnée par D. Jenness (1935) à propos des Ojibwé de Parry Island, les wabeno étaient surtout des phytothérapeutes, des faiseurs de "charmes" (de chasse, d'amour, etc.) et des interprètes des rêves (en état de transe) ; les kusabindugeyu (ou nanandawi) étaient des visionnaires, des "devins" qui savaient aussi soigner par succion ; les djiskiu (ou djasakid) étaient aussi devins et guérisseurs, mais leur technique propre était la "cabane tremblante" (Shaking Lodge), une construction en écorce de bouleau à l'intérieur de laquelle le chaman faisait "descendre" les esprits qui se manifestaient en faisant trembler la structure (voir les auteurs déjà nommés et Grim, 1983). Il faut encore rajouter la catégorie des mede, "prêtres" du Midewiwin.
66 La Barre : 352.
67 On peut ici légitimement faire le rapprochement avec la tradition chrétienne du jardin d'Eden.
68 Müller : 247.
Auteur
Université Marc Bloch de Strasbourg, Institut d'Ethnologie 22, rue René Descartes 67084 Strasbourg Cedex - France
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